31.7.11



GRILLE ET NEUTRALITE
Jacques Lucan




L’architecture et sa disparition

Le recours à la grille contourne les problèmes d’équilibre ; il implique la répétition ; il fait s’éloigner les règles ou les procédures de composition auxquelles il n’est plus besoin ni nécessaire de se rapporter. En considérant certains aspects d'œuvres de Mies Van der Rohe, il n’est pas étonnant que les Smithson parlent d’une architecture «autre» et d’une esthétique sans rhétorique. Ils aiment aussi ranger dans la même catégorie de projets, le Hoschshule fur Gestaltung à Ulm de Bill, et la maison Pacific Palissades à Los Angeles de Charles Eames, par exemple. Plus généralement, plutôt que de l’architecture à l’européenne, l’absence de rhétorique serait le fait de l’architecture Nord-Américaine, notamment celle des bâtiments de grande hauteur, le Lever House sur Park Avenue de S.O.M en étant l’exemple le plus accompli. Le signe certainement le plus fort de l'émergence d’une architecture autre, disent-ils, se trouve dans les bâtiments élevés. Les nombreuses répétitions font que production de masse, processus, contrôle, etc - ce que les américains connaissent bien - deviennent le contrôle. Ce qui évite le recours aux notions de composition ou d’art.
Lorsque Koolhaas reviendra sur la question de l’architecture du gratte-ciel et des bâtiments de grande hauteur, il soulignera lui aussi qu’elle se base sur la répétition, notamment la répétition du «plan typique» des étages «le plan typique implique la répétition et l'indétermination : pour être typique, il doit être suffisamment indéfini». Selon lui, le plan typique est une invention américaine; il est «sans qualités, neutres « il est le degré zéro de l’architecture. Il correspond à un programme de bâtiment de bureaux qui est « le premier programme totalement abstrait», c’est à dire un programme dont la seule fonction est de «laisser ses occupants exister». En conséquence, le plan typique s’approche de la grille, que Koolhaas assimile à du papier millimétré : «le plan typique est pour la population des bureaux ce que le papier millimétré est aux courbes mathématiques». La ville du plan typique, downtown, n’a pas de configuration formelle spécifique; elle est une accumulation de skyscrapers. Elle est, dit encore Koolhaas, «une condition» plutôt qu’un «lieu». Il reprend ainsi des mots que nous verrons bientôt avoir été employés par Archizoom, groupe auquel il est fait explicitement référence et qui aurait interprété le plan typique comme «condition finale de la civilisation occidentale». Il retrouve aussi l’exigence «d’une architecture fonctionnaliste qui imagine et établit sur le sol (la surface de la terre) des patterns d’activité humaine en des juxtapositions sans précèdent et des combinaisons catalytiques.»
Le neutre définit donc un fond par rapport auquel les activités peuvent se développer. Plusieurs modèles de neutralité sont encore possibles, de l’usine au supermarché, des aires de manutentions des marchandises aux aires de stationnement automobiles. Banham voit ainsi dans les étendues dégagées et plates des terminaux de transport par containers, sur lesquelles les engins de manutentions peuvent se déplacer à leur aise, l’expression radicale d’un nouvel idéal, la métaphore d’une ville autre. Évoquant les possibilités qui vont à l’encontre de tout monumentalisme et de toute architecture figée dans ses usages et fidèle à des valeurs essentielles. Dans la même veine «anti-architecturale» poussant ses raisonnements à la limite, Banham défend l’idée qu’une architecture «autre» pourrait se contenter d’offrir seulement un contrôle de l’environnement, les problèmes formels relatifs à la définition de l’espace et à la construction glissant au second plan ou disparaissant tout à fait. Il en vient à considérer que deux modèles antithétiques doivent être distingués, l’un porteur des valeurs traditionnelles de l’architecture l’autre avancent celle d’une hypothèse d’une dématérialisation de celle-ci.

La surface neutre

A la fin des années 1960 et au début des années 1970, les mouvements italiens de néo-avant garde de l’architecture «radicale» et contestataire, Superstudio et Archizoom, avanceront des idées dont certaines ne sont pas sans rappeler Banham. Cependant ce sera quelque fois après avoir exploré des méthodes de composition alternatives, comme l’avait fait Adolfo Natalini, fondateur de Superstudio. Il avait identifié diverses «méthode de composition» qui empruntaient beaucoup au «processus pop» d’élargissement du répertoire formel vers les images de la société de consommation : transposition d’échelle, assemblage, montage, contamination, répétition, itération, etc. sachant que «l’espace actif, le théâtre, le champ vital sont les objectifs de la recherche. Le happening continu, le niveau existentiel, la réalité fluide sont les paramètres de la vérification.»
La proposition la plus célèbre de Superstudio est Il monumento continuo (le monument continu - 1969-1970). Démonstration par l’absurde dira plus tard Natalini, modèle d’urbanisation totale, ses diverses images s’inscrivent dans différents environnements géographiques sans recevoir de ceux-ci des qualités qui les particularisent : «murs» continus qui découpent ou traversent villes ou territoires, architecture «sans architectes» qui évoque le Land art, monumentale mais neutre, silencieuse quant aux fonctions qu’elle pourrait être susceptible d’accueillir. Superstudio précise qu’il s’agit d’une architecture «qui émerge dans un environnement continu : la terre devenue homogène du point de vue de la technique, de la culture et tous les autres impérialisme». Après Il monumento continuo, Superstudio produit une série d’autres images, Gli atti fondamentali (les actes fondamentaux 1971-1972) : sur une surface, lisse et réfléchissante comme un miroir, dessinée par une grille carrée qui s’étend à l’infini, se déroulent des scènes de la vie quotidienne, scènes domestiques ordinaires et banales, mais qui n’auraient plus besoin de l’architecture puisqu’elles sont dépouillés des vêtements de la maison. Entreprise donc de disparition de l’architecture au profit de productions de situations et d’événements.
En 1970, Archizoom propose No-Stop city, projet qui étend une grille isotrope à l’infini, dénuée de toute centralité, développant l’hypothèse d’une «langage architectural non figuratif», et proposant l’image d’une ville «non-discontinue et homogène». Comme le note Gargiani, les projets de Mies van der Rohe correspondent pour Archizoom à des principes qui rejettent la composition, au contraire des projets de Le Corbusier. Archizoom fait ainsi sienne de la réévaluation critique de l’œuvre américaine de Mies van der Rohe, à laquelle procède quasiment au même moment Mafredo Tafuri (1935-1994). Parlant du «silence» de cette œuvre, l’historien souligne que «dans leur absence totale de valeur sémantiqe (asemanticità), le Seagram Building et le Federal Center de Chicago sont des objets capables d’être pour leur propre mort (essere per la propria morte), seul moyen pour eux d’échapper à un naufrage certain».
Dans une perspective marxiste radicale, Archizoom dresse le constat d’une ville moderne dont la réalité ne correspond pas au développement capitaliste, une ville arriérée et confuse qu’il n’est plus utile de chercher à ordonner. No Stop City est une vision extrême de la condition industrielle ; elle pousse à la limite la logique de la production industrielle comme loi universelle, comme «chaîne de montage du social», sachant que «le Capital propose dans la consommation son propre Modèle social, qui dépasse la réalité de la Classe, en tant qu’il suppose, pour son développement, une réalité sociale homogène». Par voie de conséquence, No-Stop city «cesse d’être un «lieu» pour devenir une «condition»».
Dans cette optique, la grille est l’héritière du plan libre et de l’open-space ; elle a à voir avec l’espace universel dont parlait Van Doesburg ; elle s’oppose explicitement à «l’architecture de la ville». Là encore, au même titre que l’usine, le supermarché devient un modèle :»L’Usine et le Supermarché deviennent les véritables modèles témoins de la ville future : des structures urbaines optimales, potentiellement infinies, où les fonctions se disposent spontanément sur un plan libre, rendu homogène par un système de micro-climatisation et d’information optimale. Les équilibres «naturels et spontanés» de la lumière et de l’air sont en réalité dépassés : la maison devient une autre de parking équipée. A l’intérieur, il n’y a plus de hiérarchies ni de figurations spatiales conditionnantes». Cette métropole sans limites, dans laquelle la maison disparaît, image du possible «village planétaire» décrit par Marshall Mcluhan (1911 - 1980), est libérée de l’architecture et de ses contraintes formelles. L’architecture, conclut Archizoom, «doit devenir une structure ouverte, s’offrant à la production intellectuelle de masse comme seule force figurant le paysage collectif».


En 1972, un projet d’exposition itinérantes d’environnements «L’invenzione della superficie neutra» conçue avec un fabricant de matériaux stratifiés décoratifs, rassemble le groupe Archizoom et Superstudio, avec notamment Ettore Sottssas. L’exposition est présentée comme une «opération table rase par la création des environnements, les auteurs se proposent de développer et de représenter le thème d’un espace défini par des surfaces neutres, mieux même, neutralisées à tel point qu’elles ont coupé définitivement tout lien linguistique préexistant et conditionnant». A cette occasion, le groupe Archizoom réitère sa définition d’une maison comme laboratoire dans leqeul il serait possible de développer ses facultés créatrices, dans lequel il serait donc nécesaire de se défaire d’un ameublement considéré comme lié à des usages imposées et non-choisis : «La maison peut devenir une sorte de «parking équipé», dans le sens que disparaissent toutes les préfigurations typologiques et toutes les permanences spatiales de la maison actuelles, pour laisser la place à la figuration spontanée et incontrolée du milieu» . La même année, au Museum of Modern Art de New York, l’exposition dont le commissaire est Emilio Ambasz «Italy : the new domestic Landscape « présente onze «environnements» dont les auteurs sont entre autres Sottssas, Archizoom, Superstudio, Joe Colombo et Gaetano Pesce, des installations qui veulent montrer de nouveaux paysages pour la maison, manifestant la transformation des modes de vie à travers notamment le design de nouveaux équipements. Quelques temps plus tard, Andrea Branzi, membre du groupe Archizoom, dénonce le mythe qui entroure Kahn, celui d’un maitre dont les contributions nouvelles sont peu nombreuses, participent d’un débat épuisé «sur l’architecture et ses lois de composition» et ont seulement montré en quoi les préoccupations classiques sont encore latentes «sous la peau de l’architecture moderne» Pour Branzi, Kahn reste fidèle à l’idée de «lieu architectural» alors que la métropole n’est plus un lieu mais une condition, alors que «la qualité que nous demandons aux villes n’est pas formelle ni compositionnelle» Branzi ajoute enfin que le temps de la modestie est venu pour les architectes.


Jacques Lucan in
Composition, non-compoistion, Architecture et théories au XIX-XXè siecles

Vous pouvez aussi visionner sa conférence ce livre
ici.

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